Scènes De Plage

Les photos réalisées évoquent une réalité, celle de la plage. Elles pourraient être des photos de vacances, mais la richesse de l’image, c’est aussi la possibilité qu’elle offre à l’esprit de s’en échapper et de la reconstruire. On s’essaie à rêver une autre histoire, parfois provoquée par les personnages, parfois suggérée par un arrière-plan, clos et intime ou au contraire ouvert sur l’infini.

C’est la rencontre entre le réel et l’imaginaire. C’est sur cette proposition que Claire Plaisant, jazzwomen, auteur, compositeur, interprète :
Claire Plaisant et Hubert Chiffoleau, poète atypique et perpétuel voyageur, ont accepté d’écrire un texte court et de raconter une histoire sensible ou perturbante, un moment de vie, un temps arrêté.
Un texte qui fait écho à l’image ou qui peut amener à se demander si c’est l’image qui a été la première.

Si le terme de personnage s’impose, c’est bien parce qu’il s’agit de théâtre. Le théâtre de la vie. Ces clichés sont comme de petites mises en scène auxquelles, durant quelques secondes, des individus promus acteurs semblent prêter leurs corps, alors que bon nombre de photos sont prises sur le vif.

La rencontre de l’image, du texte et de nos émotions crée une intimité entre les personnages photographiés et les spectateurs. Offerts ainsi à nos regards ces « scènes » dans un incessant déplacement entre image, textes et expériences vécues invitent au dépaysement.

En un rêve
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En un rêve

On pourrait fermer la porte, et puis dormir, et puis rêver, et puis prendre le bateau.
Rêver dans la nuit, nos yeux fermés, nos pieds dans l’eau.
On pourrait embrasser la musique silencieuse de la pensée,
On pourrait bercer les vagues à l’âme.
Alors, on rêverait la musique.
Alors, on rêverait la nuit.
Alors, on rêverait la lumière.
Toi, toi, toi, promène ton âme dans ce rêve. Tu trouveras ton chant, dans ce rêve. Tu
baigneras ton esprit, dans ce rêve, dans le corps des océans d’amour.
Ce soir.
En un rêve.

Claire Plaisant

« Mary...Maaaaryyy... ! ? Mary ! ? ... » …
1

A l’entendre crier Mary ! On pourrait s’attendre à voir surgir un ange.
Elle crie son nom comme elle supplie au fond d’elle pour qu’Harold ne finisse pas son pancake au goûter. Une supplique sans vraiment d’attente puisqu’Harold l’a toujours fini, son pancake.
Et puis c’est tant mieux. Elle préfère ne rien lui devoir à Harold. Elle aimerait plus de pancake parce que c’est Alice-Rose qui les cuit. Ils ont le goût du soleil sec de son pays. On a pas ça ici.
Ici tout est humide. Les mains, le banc de la balançoire, les baisers sur la joue de la vieille Kathleen. Non, vraiment, rien ne vaut un pancake bien sec, cassant même.
Et puis Harold le donnerait à Betty, c’est sûr. Pourtant, elle n’aime pas ça. Mais eux, c’est comme avec la corde à sauter, ils sont à chaque bout et tiennent toutes les conversations sans qu’on puisse s’immiscer ! Il leur faudrait un pancake pour deux. Ca leur suffirait puisqu’ils ne voient rien d’autre autour d’eux que la peur d’être embarrassés par un troisième.
Et puis, je suis trop petite. Qu’ils disent. Et puis moi, je vais devenir cuisinière comme Alice-Rose, spécialisée dans les repas secs ! Tout sera sec et cassant !
Tout sera sec, pas mouillé, pas humide.
Et moi, je les laisserai, Harold et Betty, dans leur humidité débile.
J’ai pas besoin de ça.
Ils verront que j’avais raison de crier Mary !, quand elle est partie nager trop loin.

Claire Plaisant

2

Quand j’ai dépassé la première branche, je n’ai pas constaté grand-chose. Bon, c’était la première feuille et je savais qu’il y en avait d’autres.
C’est à la deuxième que j’ai cru sentir une impression étrange. Tu sais, comme une impression de déjà vu… « Et pourtany tu n’es jamais venu là », que j’me suis dit. Tu te demandes si c’est encore un tour de ton esprit après une journée de bouffe, la fatigue, tout ça…enfin, tu oublie vite, finalement.
Et puis alors, la troisième feuille, là…je veux pas dire…c’était vraiment bizarre. Les mêmes couleurs, les mêmes odeurs. Mais le son, plus lointain peut-être. Et le goût de quelque chose qui cloche. Tu sais, j’ai pas compris tout de suite. Non, je me suis même dit que c’était encore une impression comme dans les rêves, une permanence de la nuit, avec les restes des abus d’hier soir. Tu vois, c’était pas vraiment différent, c’était juste un peu de travers, peut-être décalé.
Après la troisième feuille, derrière la branche là, juste aussitôt, ils étaient là. Je les ai regardé longtemps. Ils semblaient chercher quelque chose sur le sol, ou quelqu’un sous leurs drôles de pattes. Mais tu sais, c’est pas parce qu’ils étaient drôlement foutus que je trouvais ça étrange, non, c’est plutôt qu’ils avaient l’air de ne se rendre compte de rien autour d’eux. C’est comme si je n’étais pas là.
Ils se disaient aussi des choses étranges comme « suelle immensité ! » en regardant les alluvions à côté d’eux. Ou « et ce sable à perte de vue… », en avançant sur les sédiments.
Ils ont tourné longtemps, juste au bout, là juste au bout de ma patte, jusqu’à ce que j’en pique un d’un coup sec. IL a bougé un moment avant d’arrêter complètement.
C’est pas parce que je suis fatigué que je ne peux pas m’amuser avec des insectes aussi bizarres, aussi petits, prendre un peu d’bon temps ! T’aurais vu ça, tu te serais bien marré aussi. C’est quand les autres ont crié que je les ai mieux entendus. Des tout petits cris de bêtes.
Je crois me souvenir d’avoir entendu parler de bestioles qui leur ressemblaient et qui habitaient là, il y a longtemps. En 3034, on peut quand même se lâcher du bout des pattes, après une semaine de boulot, non ? Du bout de la dernière phalange de ma patte que je l’ai chopé.
Il paraît qu’ils parlaient déjà comme nous, même si minuscules, tu te rends compte ? Ça doit être ça que j’entends. Je ne les entends pas bien, ils sont trop petits, mais sûr qu’ils parlent bien, ceux-là. Il paraît qu’à l’époque, c’était pas comme aujourd’hui…il paraît même que sur la planète, il n’y avait pas que des phasmes à l’époque, il paraît, on me l’a dit, alors…

Claire Plaisant

Brise-larmes
3

Sculpte les cris des morts !
La mer te les a rendus, tous !
Ils sont si révoltés, plantés, la bouche cintrée, les yeux tors, rabotés, que les marées décapent. Mais jamais l’eau ne les détache. Les fronts accrochés aux veines du fût, les mains, le corps pris dans le piédroit sec et noueux d’un ciel écheveulé.
Sculpte le cri des morts !
Le sel et le force des flots lèchent les jambages des sentinelles abattues. Les soldats de chêne ont capturé, sous les coups de boutoir, les vagues souvenirs des cris de marins disparus.
La mer te les a rendus !
Les nœuds dévisagent, hautains et protecteurs, les pas des vivants.
En quinconce, ils cherchent à fuir l’instant qui les grapille.
Pourtant.
Plus le chaos s’immisce, plus les cris sont vaillants.
Que les lames se tordent, et les bouches se tourmentent, alors.
Les cris de la mer exacerbent le souvenir des morts, ravivent sur ses rives les brises larmes, grises lames, âmes aux prises avec la chair du temps.
La mer te les a rendus, tous, bien vivants !

Claire Plaisant

4

Ecoute-moi
INSTANT
déjà tu es là-bas
toutes choses pourtant
ne restent-elles pas là

maintenant ne te suffit donc pas

tu es si loin
INSTANT
où t’en vas-tu dans le noir
que cherches-tu dans le temps
ne serais-tu qu’une illusion

ne serais-tu que moi

que serais-je sans toi
INSTANT
qui n’est jamais là
une musique, ça tourne en rond
mais toi, ne t’arrêtes-tu donc pas

n’es-tu pas comme moi

tu ne veux pas de moi
INSTANT
qui glisse entre les doigts
dans les remous du noir
où t’en vas-tu couler

pourquoi n’es-tu pas près de moi

Pourquoi ne veux-tu pas
INSTANT
ouvrir les veines du temps
pour que jaillisse mon sang
dans la nuit du présent

égaré dans un je ne sais quoi

ouvre tes ailes
INSTANT
mais laisse un peu
de ton sourire entre mes doigts
envole moi vers ton trépas

ce songe est-ce en toi que je le vois

j’ai fait ces vers
INSTANT
purs comme le rien
ils ne sont ni de toi ni de moi
tout ça n’existe pas

t’envas, t’en vas
INSTANT
non reste là
c’est moi
INSTANT
qui m’en va.

Hubert Chiffoleau

SYNCHRONICITES
5

C’est pas pareil. D’avoir nagé en eau troubles. D’avoir glissé ma peau contre ma peau, moi contre moi, moi qui glisse depuis moi vers l’autre moi, vers les autres, Moi, Multiples. Je me dédouble, ou plus, plus. C’est un instant multivers qui m’absorbe.
Phénomène.
Un des miens de moi se parle maintenant. Je m’écoute. Je m’entends dire ce que je sais, d’un autre point de corps, derrière mes paupières fermées. Je sais que je m’écoute et je m’entends le ressentir. Mon corps. Les fenêtres s’ouvrent.
Phénomène.
Mon corps est et est. Mon coprs est encore et sera déjà. Mon corps sait me montrer le chemin du multivers à mon esprit. Mon coprs appartient à tous mes coprs. Un seul multicorps. Mon esprit suit. Mon esprit. Les portes s’ouvrent.
Phénomène.
C’est pas rassurant mais c’est synchrone. Tous ces chemins d’accès. D’avoir nagé, c’est rassurant. C’est synchrone même en eaux troubles quand les flous me rattachent, quand les souillures me relient, quand les traces tracent tous mes corps. Mon esprit-matière. Est-ce déjà pris ou en devenir ?
Phénomènes.
Je suis partout. Là où l’on me voit. Là où l’on ne me voit pas, j’y suis aussi. Mais on ne me voit pas. Parfois : la trace synchrone de mon corps flou trace mon corps. Le corps le voit quand il est là et qu’on ne le savait pas.
Phénomènes.
Je suis synchrone avec tous les phénomènes entre la matière et l’esprit de mon corps pensé. J’en vois la trace floutée. Et le jaune, là-bas, c’est quoi ?

Claire Plaisant

6

que feras-tu
lorsque tu arriveras                     au bord

oseras-tu
une fois                                          encore

plonger
dans l’inconnu                             multiple

qui fait
le tout

nous marchons
main dans la main                      dessinons

dans nos accords
un horizon                                   l’étreinte

des regards
où coule une source                    pure

les multiples
chemins n’en font                     peut-être
qu’un

Hubert Chiffoleau

Vol au vent, violent

Le vol au vent, Ecole, s’attache à mes cheveux
Sous les douches d’Adam ; ta pomme en perspective,
Dans la bouche du Rhin, la source d’invective,
Se cache le bras de nos goûts amoureux.

Le Vif argent, les flancs calmes et paresseux,
Jette une vague idée dessus le promontoire,
Comme s’entend l’ombrage déambulatoire
Du rythme bitumé de nos pas amoureux.

Le Vil amant, rompu, s’amarre à mes aveux,
Enchaîne les promesses d’une Odyssée perdue,
Hisse les étendards d’amours circonvenues,
Quand l’eau dément les songes de nos chants amoureux.

Les Vaux et monts, mots et valences impétueux
Ont repris, tout à coup, la pâleur maladive
Des clapotis absents d’une bouée chétive.
Le viol, au vent, susurre la fin du pas de deux.

Claire Plaisant

Petit à petit
7

Mon chéri, Petit à petit,
Tu conduiras un gros camion rouge
Tu verras par dessus le mur
Tu pourras porter un costume
Tu pourras ne pas porter de costume
Tu mangeras ce que tu aimes
Tu aimeras ce que tu manges
Tu pourras te coucher tard
Tu sauras être fatigué

Petit à petit
Tu voudras vivre tranquille
Tu sauras être seul
Tu verras des films effrayants
Tu auras moins peur que maman
Tu iras loin
Tu verras mieux
Tu créeras plus

Petit à petit
Tu choisiras tes lunettes
Tu mettras tes chaussettes trouées
Tu construiras ton bonheur
Tu sauras nous soutenir
Tu penseras à ta vie
Tu seras papa
Mon enfant, tout ça, je te le dis
Grand à grand

Claire Plaisant

8

…et là-bas
une présence
peut-être
un autre voile
qui se dédouble
dans le vent de l’oubli

Hubert Chiffoleau

9

… L’œil était dans la tombre et regardait Caïn.
mais
qu’est-ce qu’un témoin
quelqu’un qui te regarde
ou
toi qui ferme les yeux…

Hubert Chiffoleau

La danse à quatre pattes
10

Un, c’était bien,
Deux, le plus vieux,
Trois, des boiteux,
A Quatre pattes.

On ne peut pas prendre son pied
Ses bras et ses jambes à son cou,
Quand se déhanchent les dessous
De nos semelles émaciées.

Un, ça nous cingle,
Deux, ça ballote,
Trois, ça cahote,
A Quatre épingles.

On pourrait quand même espérer
Gagner l’équilibre des chances,
En ne gardant pour cette danse
Que les mesures de côté.

Deux, s’est baissé,
Trois, s’est tourné
De Quatre quarts.

On a fini par arriver
Aux mêmes endroits qu’au départ,
Aux mêmes pieds que nos panards
Adroits ont bien voulu compter.

Claire Plaisant